Tribune | Réflexions sur l'état d'urgence sanitaire
Dernière mise à jour : 8 mai 2020
Par sa loi 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie du covid-19, le gouvernement créa un état d’urgence sanitaire, codifié dans le Code de la santé publique; c’est donc un régime juridique qui a vocation à demeurer dans notre droit.
Les réflexions qui suivent sont toutes personnelles, et vont s’attacher à comprendre la nécessité de créer un tel régime, les risques éventuels pour les libertés fondamentales, et l’enjeu du contrôle des pouvoirs ainsi donnés à l’Exécutif.
En souvenir de la liberté de circulation
LA NÉCESSITE DE CRÉER UN ETAT D'URGENCE SANITAIRE
Reprendre la chronologie des évènements qui précèdent le vote de cette loi permet de répondre à cette question.
Par un arrêté du 14 mars 2020, le gouvernement ordonnait notamment la fermeture de tous les commerces non indispensable à la vie de la Nation. Par un décret du 16 mars 2020 il instituait pour la première fois une interdiction de quitter son domicile, sauf motif prévu - c’était la première version de l’attestation de sortie.
Ces deux textes, qui comportent deux des mesures les plus importantes prises en cette période, au regard des libertés fondamentales, ont tous deux été pris sur le fondement de l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique qui prévoit:
“En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population. Le ministre peut également prendre de telles mesures après la fin de l'état d'urgence sanitaire prévu au chapitre Ier bis du présent titre, afin d'assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire. [cette phrase est issue de la loi du 23 mars 2020]”
Le décret du 16 mars 2020 était aussi pris sur le fondement de la théorie des circonstances exceptionnelles, créée par le Conseil d'Etat dans le contexte de la Première guerre mondiale (CE, 28 juin 1918, Heyriès). D'après celle-ci, les autorités administratives peuvent prendre des décisions contraires aux règles de compétence, de forme mais aussi de fond. Le juge administratif contrôlera alors que l'autorité en cause n'était pas en mesure d'agir régulièrement, que l'acte a été pris dans un but d'intérêt général, et que les circonstances rendaient cet acte nécessaire.
En d’autres termes, le droit préexistant permettait déjà au gouvernement de prendre des mesures très strictes, de nature à limiter la propagation de l’épidémie. Le gouvernement a malgré tout estimé nécessaire la création d'un état d'urgence sanitaire.
Dans ce cadre, l'intérêt d'un tel régime judiciaire ne semble pas justifié. Le Conseil d'Etat d'ailleurs, saisi pour avis sur le projet de loi, ne convainc pas du tout lorsqu'il tente de justifier cette création:
« 15. Le Conseil d’Etat souscrit à l’objectif du Gouvernement visant à donner un cadre juridique spécifique aux mesures de police administrative nécessaires en cas de catastrophe sanitaire, notamment d’épidémie. En effet, si la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles a pu fonder le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19 pris par le Premier ministre sur le fondement de ses pouvoirs de police générale et si l’article L. 3131-1 du code de la santé publique a donné leur base juridique aux mesures prises par le ministre de la santé, comme son arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus, l’existence d’une catastrophe sanitaire rend utile un régime particulier de l’état d’urgence pour disposer d’un cadre organisé et clair d’intervention en pareille hypothèse. »
En d'autres termes, cet état d'urgence est nécessaire... parce qu'il est utile.
Un des enjeux d'une telle création eût pu résider dans la création d'un cadre protecteur pour les libertés fondamentales, mais comme nous allons le voir, ce n'est pas ce qui ressort de l'analyse de ce texte.
Terminons sur cette question par évoquer le problème des lois votées dans l'urgence. Ce texte a été déposé au bureau de l'Assemblée nationale le 18 mars et voté définitivement le 23 mars: en cinq jours, il a été examiné par l'Assemblée nationale, par le Sénat puis en commission mixte paritaire (il n'y a eu qu'une lecture devant chaque chambre car le gouvernement avait enclenché la procédure accélérée). Cinq jours pour un texte à l'enjeu primordial: les pouvoirs de police administrative du Premier ministre.
Si cette rapidité est inquiétante du point de vue de l'enjeu en cause, elle l'est encore concernant la qualité de rédaction de la loi. Ainsi, le projet de loi de prorogation de l'état d'urgence débattu en ce moment au Parlement, prévoit déjà de réformer ce texte, voté il y a à peine plus d'un mois.
Rédiger un texte après une crise, pour en tirer des conséquences que l'on juge utiles pour l'avenir, et en ayant donc une vision d'ensemble, paraîtrait bien plus raisonnable, voire pragmatique, comme nos gouvernants aiment à se présenter.
LES RISQUES POUR LES LIBERTÉS FONDAMENTALES
L'objet principal de ce texte est de prévoir l'ampleur des mesures de police administrative que peut prendre le Premier ministre en cas de déclenchement de l'état d'urgence.
En l'espèce, c'est l'article L.3131-15 du Code de la santé publique qui prévoit le type de mesures possibles.
A l'origine, le gouvernement ne prévoyait d'apporter aucune précision quant à l'étendu de ces pouvoirs, si ce n'est que le Premier ministre pourrait apporter des limitations à l'exercice des libertés de réunion, de circulation et d'entreprendre. Grâce au Sénat, une liste de dix pouvoirs a été inscrite dans la loi:
"1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ; 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; 3° Ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine, au sens de l'article 1er du règlement sanitaire international de 2005, des personnes susceptibles d'être affectées ; 4° Ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d'hébergement adapté, des personnes affectées ; 5° Ordonner la fermeture provisoire d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, à l'exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité ; 6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ; 7° Ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l'usage de ces biens. L'indemnisation de ces réquisitions est régie par le code de la défense ; 8° Prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits ; le Conseil national de la consommation est informé des mesures prises en ce sens ; 9° En tant que de besoin, prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l'éradication de la catastrophe sanitaire ; 10° En tant que de besoin, prendre par décret toute autre mesure réglementaire limitant la liberté d'entreprendre, dans la seule finalité de mettre fin à la catastrophe sanitaire mentionnée à l'article L. 3131-12 du présent code."
Il nous semble, à la lecture de cette liste, que les mesures possibles sont encore décrites de manière bien trop large. Ainsi, le point 6° prévoit des limitations à la liberté de réunion et évoque la possible interdiction des "réunions de toute nature". Que faut-il entendre par cela? L'on est pris de vertige en songeant aux mesures liberticides qui pourraient être prises sur ce fondement, en l'absence de toute précision.
Si l'on compare cette rédaction très floue - qui laisse donc une grande place à l'interprétation de la part des autorités administratives - à la rédaction de la loi du 3 avril 1955 qui porte sur l'état d'urgence "sécuritaire", on remarque d'emblée le caractère laconique de la liste qui nous occupe.
L'article L.3131-15 se termine par la précision suivante: "Les mesures prescrites en application des 1° à 10° du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires."
L'enjeu qui émerge alors est celui du contrôle de la proportionnalité des ces mesures réglementaires par les juges.
L'ENJEU DU CONTRÔLE DANS CE RÉGIME D'EXCEPTION
Pour ce qui est du Conseil constitutionnel d'abord, il faut noter qu'il n'a pas été saisi de cette loi, une fois votée. Il aurait pu l'être par le Président de la République, le Premier ministre, les Présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, mais aussi par 60 députés ou 60 sénateurs. Aucune de ces personnes n'a donc jugé utile qu'un contrôle de constitutionnalité soit effectué sur un texte dont l'objet premier et d'organiser des atteintes à trois libertés fondamentales à valeur constitutionnelle. Voilà qui a de quoi inquiéter concernant l'état des institutions démocratiques et leur rôle de contre-pouvoir: il ne s'est pas trouvé 60 députés ou 60 sénateurs en France pour considérer qu'un tel contrôle fût nécessaire.
Le Conseil s’est du reste illustré comme étant peu soucieux de faire respecter la Constitution en ce moment : dans une décision rendue le 26 mars à propos d’une loi organique, il a constaté un manquement à la procédure, pourtant clairement énoncée dans la Constitution, mais a estimé n’y avoir pas lieu à censure, « au vu des circonstances particulières ».
Concernant le contrôle du juge administratif, il est précisé dans le régime de l’état d’urgence sanitaire que les mesures prises par le gouvernement peuvent faire l’objet des recours prévues aux articles L.521-1 et 521-2 du Code de justice administrative. Ce sont le référé suspension d’une part et le référé liberté d’autre part, qui permettent respectivement : d’obtenir la suspension d’un acte administratif en cas de doute sérieux sur sa légalité, ou en cas d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, que le juge ordonne toute mesure nécessaire à la sauvegarde de cette mesure.
C’est le référé-liberté qui a été utilisé ces dernières semaines, de manière assez massive, mais notamment pour demander des durcissements des mesures de police administrative, sur le fondement du droit à la vie…
De manière générale, un tel recours pour contester des mesures trop liberticides a peu de chance d’aboutir : il faut démontrer une atteinte manifestement illégale et grave (le contrôle du juge est donc superficiel), et ce dans un contexte d’état d’urgence sanitaire qui renforce mécaniquement le poids de l’ordre public par rapport aux libertés.
Le rôle joué par le Conseil d'Etat est très insatisfaisant pour l'instant; on ne peut pas dire qu'un réel contrôle des mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence existe aujourd'hui. Pour des analyses à ce sujet, nous vous invitons à lire le blog de M. Paul Cassia, Professeur de droit à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Pour conclure, deux remarques s'imposent.
D'abord que la situation actuelle, plus qu'inquiétante au regard des textes votés, l'est encore dans la réaction sociale et médiatique à ces mesures. Il semble qu'il soit désormais parfaitement acceptable de suspendre l'exercice de libertés publiques en cas d'évènement imprévu, de risque, en somme. L'état d'urgence "sécuritaire" subi pendant de longues années en réaction aux attentats terroristes commis sur le territoire a sans doute joué un rôle dans cette forme d'acceptation sociale résignée. Cela ne laisse rien présager de bon pour l'avenir de nos libertés publiques et de ses défenseurs.
Ensuite, domine la grande inquiétude évoquée plus haut concernant le rôle qu'auraient à jouer les contre-pouvoirs: si les institutions dont c'est le rôle n'usent pas de l'ensemble de leurs pouvoirs dans des moments comme celui que nous vivons, pouvons-nous vraiment considérer qu'ils nous protègent de quoi que ce soit?
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