Tribune | Le Bien, le Mal et la censure
Image de couverture: Willem - Cartooning for Peace
Comment décrire la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet? La défense du Bien assurément. Le Bien vous savez, c'est tous ceux qui ne sont pas haineux. Haineux à l'encontre de qui? A l'encontre des gentils évidemment. Nous voilà fiers et bien armés dans notre lutte contre le Mal.
Nous avions déjà senti que le législateur actuel et l'exécutif auquel il est soumis n'étaient pas très à l'aise avec la liberté d'expression et la liberté de la presse.
La loi contre les fausses nouvelles, les images du Président en déplacement provenant des services de l'Elysée (il ne faudrait pas déranger les journalistes!) ou encore cette "presse qui ne cherche pas la vérité" avec l'affaire Benalla. A cette occasion, le Président parlera même de "haine" (vite, luttons contre!) qui s'abat sur son camp à l'occasion de cet épisode révélé par les journalistes.
Voilà donc le décor, celui planté par le gouvernement actuel, qui se targue de lutter contre les démocraties illibérales. Après de telles trouvailles sémantiques, les trouvailles législatives ne peuvent manquer d'être géniales.
Par la loi du 29 juillet 1881, le législateur républicain avait fait le choix du libéralisme, avec une liste limitée d'infractions pénales, prononcées par le juge judiciaire, et des spécificités procédurales, protectrices de la liberté d'expression.
Par cette proposition de loi, le législateur, que nous ne savons plus comment qualifier, fait le choix de la censure préventive.
Car, en quoi consiste précisément la proposition de loi dite "Avia"?
Elle crée essentiellement deux obligations à l'encontre des plateformes numériques, dont le seuil de fréquentation sera fixé par décret.
D'abord, concernant les contenus provocant au terrorisme ou en faisant l'apologie (article 421-2-5 du Code pénal), ou la diffusion d'images à caractère pédopornographique (article 227-23 du Code pénal): l'autorité administrative (c'est-à-dire la police) peut demander aux services de communication en ligne de retirer de tels contenus. Le service en question dispose alors d'un délai d'une heure à compter de la réception de la notification pour retirer le propos signalé. La sanction du non-respect de cette obligation de retrait peut aller jusqu'à la cessation du référencement de la plateforme sur les moteurs et annuaires en ligne.
Ensuite, concernant des délits de presse tels que l'injure publique, la contestation de l'existence de certains crimes contre l'humanité ou génocides, ou encore la provocation à la haine, à la discrimination, mais aussi les infractions citées ci-dessus,... : tout utilisateur d'un service de communication en ligne pourra les notifier à celui-ci, via un formulaire qu'il aura l'obligation de créer à cet effet. Le service de communication en ligne a l'obligation de retirer les contenus caractérisant manifestement une des infractions visées. Le retrait devra cette fois-ci se faire dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification. La sanction du non-respect de cette obligation de retrait peut monter jusqu'à 250 000 euros d'amende. Une procédure interne de contestation (soit du retrait, soit du refus du retrait du propos signalé) devra en outre être mis en place.
Nous cherchons le juge, mais trouvons à la place des opérateurs de services de communication en ligne, ou la police.
Notre régime juridique de la presse était jusqu'alors celui de la censure a posteriori; la loi Avia nous propose un bond vers la censure a priori. C'est plus rassurant et l'on se pose moins de questions.
Des questions justement, nous tenons à en poser deux.
1 ) D'abord: revient-il à celui qui se dit offensé de définir les limites de l'offense?
Parlons d'humour par exemple. L'humour s'attaque rarement à des sujets heureux. Puis, il concerne presque exclusivement les hommes. Disons-le: un humoriste qui multiplierait les blagues sur les vaches et les papillons aurait un succès limité.
Or, quoi de plus susceptible qu'un homme moqué? Faut-il alors s'en remettre à son jugement éclairé et effacer le crime dont il se dit victime? Combien de blagues ou de dessins tomberont alors sous le couteau tranchant de la censure...
Mais non! cette loi vise à lutter contre la haine, rappelez-vous: les méchants. Pas les gentils. En plus Je-suis-Charlie.
A toutes fins utiles, rappelons qu'en 2007, le directeur de publication de Charlie Hebdo est poursuivi devant le tribunal correctionnel pour injure publique à l'égard d'un groupe de personnes en raison de leur religion. En cause: plusieurs caricatures de Mahomet, publiées notamment en Une. Le juge répressif spécialiste des infractions de presse, prononce une relaxe. Nous vous laissons apprécier le raisonnement qui pousse à une telle décision, et qui ne peut que rendre fier d'un tel régime juridique (voyez cet article de Pascale Robert-Diard).
Le modérateur de Twitter, de Facebook, si tant est qu'il sera humain, aura-t-il la même réaction face aux même type de propos? Rien n'est moins sûr, dans un monde où la Garde des Sceaux estime qu'il peut y avoir incitation à la haine quand une jeune fille tient des propos blasphématoires.
2 ) Vient alors une autre question: faut-il à tout prix lutter contre la haine? Lutte-t-on à tout prix contre la haine dans l'espace public d'ailleurs?
Car dans l'exposé des motifs, nous lisons qu'il s'agit par cette loi de mener sur internet le noble combat contre la haine, pour qu'elle n'existe plus, à l'image de la rue et de l'espace public. Peut-être avons-nous des problèmes de vue, ou peut-être ne vivons-nous pas dans le même monde, mais la rue ne nous a pas frappés comme étant un lieu pacifié.
Il nous avait semblé aussi que la répression pénale était fondée précisément sur une sanction venant nécessairement après coup et que cet état des choses est accepté par tous.
Il devrait apparemment en être autrement dans le monde d'internet.
Répondons sérieusement. La liberté, il faut l'accepter avec toutes ses conséquences. Qui dit liberté dit abus de liberté. Qui dit liberté d'expression dit abus de liberté d'expression: haine, injure, diffamation,... Il faut accepter que l'on ne puisse pas empêcher la diffusion de tous les propos qui nous dérangent, fussent-ils haineux, violents, dangereux. Accepter le régime des libertés publiques, c'est accepter que l'on ne peut pas interdire tout ce qui gêne.
Le débat autour de la pénalisation des propos tenus publiquement continuera. Aucun système n'est parfait. Si l'on compare par exemple le régime américain au régime français, il n'apparaît pas entre les deux une solution évidemment meilleure que l'autre.
Mais une fois le choix fait de la pénalisation de certains propos, la moindre des choses est que la sanction soit prononcée par un juge et a posteriori.
Car l'enjeu est un bien inestimable: la liberté du citoyen d'exprimer ses opinions et d'être informé de celles des autres.
La seule censure qui sera bienvenue dans ce contexte, est celle du Conseil constitutionnel, saisi par 60 sénateurs pour se prononcer sur le contenu de ce texte.
Si vous voulez lire la proposition de loi telle que votée définitivement par l'Assemblée nationale le 13 mai 2020 :
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